Il faut autoriser l’Ukraine à frapper les sites de lancement russes avec les armes que nous lui livrons
Les destructions par la Russie des installations énergétiques ukrainiennes font peser un risque majeur sur l’Ukraine et menacent aussi l’Europe, souligne un collectif d’intellectuels, parmi lesquels Ariane Mnouchkine et Sylvie Rollet, de conseillers militaires et d’experts en énergie
Faute de remporter en Ukraine la prompte victoire militaire qu’elle escomptait, la Russie s’acharne sur la population civile depuis plus de deux ans, en visant notamment les infrastructures énergétiques dans l’espoir de briser sa résistance. Cette stratégie délibérée de terreur s’est amplifiée depuis mars, profitant de la pénurie de moyens qui affaiblit la défense antiaérienne de Kyiv.
Pour la seule journée du 26 août, 35 engins, sur un total de 236, ont atteint leurs cibles, dont des sous-stations de distribution des trois centrales nucléaires encore sous contrôle ukrainien, qui assuraient environ les trois quarts de la production restante. Des coupures massives de courant en ont résulté à travers le pays, jusque dans la capitale, qui avait déjà connu cet été des black-out de douze à quinze heures par jour.
Les avaries en série de ces centrales menacent toute l’Europe de retombées fatales. Elles sapent déjà la vie des cités qui, plus encore que les campagnes, dépendent d’une fourniture régulière en électricité. Dans les grands immeubles plongés dans le froid et l’obscurité, chaque foyer vit isolé, sans ascenseur pour remonter les courses ni réfrigérateur pour les conserver, sans eau courante ni chauffage urbain, car les pompes sont à l’arrêt. Lorsque l’eau revient, elle peut être contaminée, les centrales de traitement ayant aussi cessé de fonctionner. Sans électricité, il n’y a plus d’Internet (dont dépend entre autres la scolarisation à distance de nombreux enfants) ni de téléphonie mobile, faute d’alimentation des antennes locales.
L’ensemble du tissu social et économique est atteint, qu’il s’agisse de la nourriture, de la santé, des communications, de l’activité des administrations et des entreprises. Les coupures de courant compromettent la production et la distribution alimentaires en éteignant les fours ou en rompant la chaîne du froid. Dans les hôpitaux, les blocs opératoires et les services de soins intensifs (néonatalité, réanimation) sont généralement équipés de générateurs de secours, mais c’est rarement le cas des services de radiologie, d’échographie et les centres de dialyse.
Passer l’hiver
Dans les administrations et les entreprises, la panne des systèmes émetteurs bloque les services informatiques, interdisant l’accès aux bases de données, les démarches administratives et les transactions bancaires. Qu’il s’agisse du secteur tertiaire ou de l’industrie, l’interruption du courant entraîne l’arrêt de l’activité économique, donc la faillite à terme.
La destruction des infrastructures électriques est la clé du plan du Kremlin : rendre l’Ukraine invivable, en pousser la population au désespoir et le gouvernement à la reddition. Nous devons nous dresser contre ce cauchemar programmé. Il faut, avant tout, autoriser enfin l’Ukraine à frapper les sites de lancement russes avec les armes que nous lui livrons. Mieux vaut s’en prendre à l’archer qu’à la flèche.
La protection du pays pourrait également être assurée par les Etats limitrophes et alliés, comme nous le plaidions dans un appel à fermer le ciel ukrainien aux missiles et drones russes, le 14 mai. La destruction, par la défense antiaérienne et les aviations polonaise ou roumaine, des engins qui s’approchent des frontières de l’Union européenne (UE) constituerait un acte de légitime défense, justifiant un changement de doctrine au sein de l’Alliance. De même serait-elle fondée à réagir lorsque ces vecteurs et leurs charges visent les réseaux reliés aux centrales nucléaires ukrainiennes, mettant en péril leur refroidissement, comme le 26 août. De telles attaques aggravent la menace que l’occupation par l’armée russe de la centrale de Zaporijia, même à l’arrêt, fait peser sur l’ensemble du continent.
Surtout, il faut aider l’Ukraine à assurer elle-même la défense antiaérienne des installations. Le pic hivernal de consommation (18 gigawatts ; GW) pourrait être fourni par dix sites, nécessitant chacun un système Patriot ou son équivalent franco-italien SAMP/T Mamba, alors que l’armée ukrainienne n’en possède au total que six ou sept. L’envoi de quelques systèmes supplémentaires par les alliés de l’Ukraine ferait donc toute la différence pour passer l’hiver. Que la France fasse sa part !
D’autres mesures d’urgence s’imposent. La première consiste à accroître la fourniture d’électricité en provenance de l’UE. De Hongrie, Slovaquie, Pologne, Roumanie et Moldavie, l’Ukraine peut importer jusqu’à 1,7 GW. Des négociations sont en cours pour porter ce plafond à 2,4 GW. Là encore la France, qui peut exporter jusqu’à 8,8 GW en moyenne annuelle, a un rôle essentiel à jouer dans l’effort européen.
A court terme, l’Ukraine a besoin de centrales de cogénération et de générateurs de moyenne à forte puissance (jusqu’à 12 mégawatts ; MW), pour un total de 1,33 GW, dont environ 80 % déjà livrés ou commandés. Les 256 MW manquants, soit 2 551 générateurs,
coûteraient environ 50 millions d’euros. Kyiv réclame aussi une aide matérielle d’urgence pour réparer en temps réel les sites bombardés. Le financement de certaines de ces mesures pourrait être assuré par le Fonds Ukraine, mis en place par la France, le 7 juin, mais aussi par le produit des avoirs publics russes gelés, dont la Commission européenne a enfin décidé de se saisir.
Sans nier les efforts consentis par la France jusqu’ici, il est urgent que le Parlement et le gouvernement, après cinq mois de silence sur cette guerre, s’engagent résolument à protéger, à restaurer ou à compléter le potentiel énergétique ukrainien. Il y va de la survie de la société ukrainienne, de ses libertés et des nôtres. L’Ukraine est une lumière pour la démocratie européenne. Vladimir Poutine veut l’éteindre. Le laisserons-nous faire ?
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