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Les origines de la corruption de l`esprit politique en Europe



"...Quand le loup montre sa patte à la porte de la bergerie, il ne sert à rien de se demander si la coalition des agneaux dans la bergerie est la bonne coalition. L'heure n’est pas aux querelles mues par les ambitions personnelles, ni aux individualités à mettre en avant, mais au souci pour le devenir de la collectivité qui doit primer sur toute tendance morbide à la division."


Selon la publication de Guillaume Le Blanc dans le revue Esprit.....


Sans aucun doute la situation actuelle est-elle le symptôme politique le plus éclatant de 40 ans d’oubli de la question sociale. Il était une fois la gauche en France lorsque Pierre Mauroy et François Mitterrand auront tenté durant plus de trois ans de constituer à leur façon un nouveau front populaire. Il vaut la peine de relire la déclaration de politique générale prononcée par le premier ministre Pierre Mauroy à l’Assemblée Nationale le 8 juillet 1981. On y découvre que le centre de gravité de la gauche est bien la lutte contre les injustices sociales engendrées le libéralisme : « Ce que la France a décidé, c’est de dire non à l’injustice, de ne plus accepter l’arrogance de quelques-uns, de rejeter le libéralisme sauvage et ses effets catastrophiques  » peut-on lire. Suit une critique de la déshumanisation du travail présentée comme un mal inévitable, de l’inégalité de la redistribution des efforts portant sur les épaules les plus faibles, le refus que les seuls chiffres dictent la vérité au pays. Dans son discours d'investiture, Pierre Mauroy n’hésite pas à réaffirmer que « le projet de civilisation de la gauche » est celui de la « relance de la solidarité nationale » et d’un nouvel humanisme capable de remettre la machine au service de l’homme. Cette déclaration de politique générale n’est pas restée lettre morte. Elle a donné lieu à la réalisation de près de 90 propositions sur les 110 du candidat François Mitterrand, sous la forme de 345 textes de loi votés sous sa mandature, parmi lesquels les lois portant sur la décentralisation et la justice spatiale, sur le passage aux 39 heures hebdomadaires et l’instauration d’une 5ème semaine de congés payés, sur les droits des travailleurs avec les lois Auroux (justice sociale), sur les nationalisations.


L’histoire est connue mais elle vaut la peine d’être méditée : après sa démission qui intervient le 18 juillet 1984, c’est le tournant de la rigueur et la gauche sociale, populaire cède la place à une gauche technocratique, réaliste évoluant désormais dans un contexte mondial marqué par le crédo du libéralisme rappelé à maintes reprises par Margaret Thatcher avec la formule « There is no alternative » mais aussi par la dynamique de la construction européenne dont les nombreuses contraintes techniques apparaîtront toujours davantage comme des amputations insupportables aux formes démocratiques nationales, reléguant au second plan l’utopie européenne.


Dans cette métamorphose de la gauche, les avancées sociétales indispensables, comme la création du Pacs en 1999 sous le gouvernement Jospin, la révision des lois de la bioéthique sous le même gouvernement dès 2000, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en 2013 sous la présidence de François Hollande grâce à la loi portée par Christiane Taubira, etc., cessent d’être retraduites dans le vocabulaire classique de l’aliénation. Tandis que les classes populaires sont traversées comme les autres classes par les aspirations à l’émancipation par le « sociétal », la gauche a pu avoir tendance à réduire le social au sociétal et à produire une séparation regrettable entre les deux.


C’est alors à un affaiblissement progressif du périmètre de la question sociale que l’on assiste au sein même de la gauche. La société plus encore que la nature ayant horreur du vide, la question sociale est alors progressivement reprise par le Front National puis par le Rassemblement National. Marine Le Pen et Florian Philippot seront les artisans de ce tournant « social ». Là où le développement du Front National de Jean-Marie Le Pen a été rendu possible par le martèlement ad nauseam de la question identitaire, l’affirmation de la préférence nationale, la haine de l’étranger, le Front National, nouvelle manière, et à sa suite le Rassemblement National, ont su créer, tout en maintenant le fonds de commerce initial, l’illusion qu’ils s’adressaient aux oubliés, aux démunis, à la France dite « périphérique » : ils ont exacerbé les petites différences entre des personnes pourtant proches socialement en retournant les unes (la population ouvrière principalement) contre les autres (la population étrangère devenant cible de substitution de toutes les frustrations des classes populaires) ; ils ont ainsi créé la politique du ressentiment de toutes les colères sociales et ont su faire passer le nouveau mot d’ordre qu’ils étaient désormais le véritable front populaire. Et le fait que régulièrement ce véritable tour de passe-passe ait été dénoncé n’y a rien changé. Face à une gauche incapable de reprendre le flambeau de la question sociale, défaite dans les formes mêmes de militantisme et de syndicalisme accrochées à des territoires, incapable de se faire entendre sur les inégalités de revenus, sur le juste écart entre les salaires, la juste imposition, la précarité, les banlieues, le Rassemblement National est devenu le rassemblement social de tous les mécontentements et exclusions.


L’heure n’est pas aux querelles mues par les ambitions personnelles, ni aux individualités à mettre en avant, mais au souci pour le devenir de la collectivité


L’occasion est cependant historique, en faisant barrage au Rassemblement National et en appuyant le Front Populaire malgré toutes ses lacunes, de ressusciter l’espérance de 1981 dans un contexte qui n’est plus celui du libéralisme sauvage mais du néolibéralisme qui détruit la planète, et avec elle les vivants humains et non humains qui l’habitent, des inégalités combinées, de genre, de classes, raciales, de l’absence de solidarité entre territoires et de la nécessité de refaire justice sociale en refaisant justice spatiale. Certes on peut continuer à craindre le pire tant cette réouverture d’un horizon de solidarité universelle ne va plus de soi, alors qu’elle est pourtant une condition essentielle dans la lutte contre l’extrême-droite. Pour preuve, le fait que le caractère antisocial des leaders d'extrême droite dans le monde n'empêche pas leur succès, comme on le voit dans de nombreux pays d’Amérique latine ou dans l’Amérique de Trump. On pourra toujours dire que l’imaginaire politique américain, où l’individu ne doit compter que sur lui-même, n’est pas l’imaginaire français, où les personnes sont largement soutenues par des propriétés sociales et des soutiens institutionnels. Il n’empêche que la création d’une atmosphère sociale dans laquelle on se plait à rappeler le sort des oubliés, des déshérités, des invisibles et à entretenir une politique de ressentiment envers les élites et les étrangers est souvent suffisante pour avancer des arguments franchement anti-sociaux. On peut s’en rendre compte aujourd’hui avec le fait que Jordan Bardella n’hésite pas à détricoter nombre d’aspects sociaux comme l’âge de départ à la retraite. Une fois que la boîte de pandore de la justification inégalitaire à base raciale est ouverte, il est bien difficile de la refermer. Une fois que le discours de la mise en concurrence des pauvres sous la forme d’une mise en concurrence entre les nationaux et les étrangers a été incorporé, il devient difficile de valider une justice sociale plus universelle. Mais c’est bien là le combat idéologique que la gauche devra désormais mener.


Surtout il est essentiel, pour y parvenir à long terme, de ne pas se tromper de cible à court terme : l’heure n’est absolument pas à une critique de la gauche et de ses lacunes en matière démocratique mais de faire barrage à une extrême droite qui est en passe de prendre le pouvoir en France pour la première fois de l’histoire de notre pays. Quand le loup montre sa patte à la porte de la bergerie, il ne sert à rien de se demander si la coalition des agneaux dans la bergerie est la bonne coalition. L’heure n’est pas aux querelles mues par les ambitions personnelles, ni aux individualités à mettre en avant, mais au souci pour le devenir de la collectivité qui doit primer sur toute tendance morbide à la division. La seule possibilité est de proposer une alternative commune prenant appui sur le réarmement de la question sociale. C’est cela le seul espoir d’un pays et de sa jeunesse.


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