top of page

« Robert Badinter tenait à ce que la justice déconstruise les alibis mensongers mis en avant par Poutine »



Tribune publiée sur lemonde.fr le 23 février 2024

Sophie Bouchet-Petersen, Secrétaire générale de l’association Ukraine CombArt


Alors que samedi 24 février se tient une marche pour la victoire de l’Ukraine, deux ans après l’invasion russe à grande échelle, la secrétaire générale de l’association Ukraine CombArt, Sophie Bouchet-Petersen, s’étonne dans une tribune au « Monde » de l’oubli, dans l’hommage d’Emmanuel Macron à Robert Badinter, de l’Ukraine, dernier combat du garde des sceaux.


Etrange oubli de l’Ukraine dans l’hommage rendu par le président de la République, Emmanuel Macron, à Robert Badinter, alors que ce fut l’un de ses derniers combats. Révolté par l’invasion russe et son cortège de crimes, il tenait à en établir les preuves et à les qualifier juridiquement pour que, le moment venu, leurs auteurs soient jugés par une justice internationale digne de ce nom.

Avec Bruno Cotte et Alain Pellet, il a écrit un livre remarquable, analyse rigoureuse et précieuse de la responsabilité pénale du président de la Fédération de Russie dans sa guerre contre l’Ukraine : Vladimir Poutine. L’accusation (Fayard, 2023). Lors de la publication de cet ouvrage en avril 2023, moins d’un an avant sa mort, Robert Badinter en avait expliqué les raisons et les objectifs.

Au commencement, pour lui, fut l’effarement que l’histoire semble régresser à grands pas. « Je croyais, disait-il, que c’en était fini de la guerre en Europe après l’effondrement des régimes communistes de l’Est. Je constate avec angoisse, au regard de l’expérience passée, que les braises rougeoient toujours » (Le Maine libre, 29 mai 2023). Alors, une fois encore, au soir de sa vie, il en appelait à un effort de lucidité et de courage. Il s’agit, martelait-il, d’une « guerre à deux heures trente de Paris », ajoutant : « Le feu couve d’une guerre européenne et c’est chez nous » (RTS, 29 novembre 2023).

Robert Badinter se souvenait combien, lors des travaux du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, il était apparu difficile de réunir après coup nombre de preuves des crimes commis par Slobodan Milosevic (1941-2006) et ses sbires. Il en avait tiré la conclusion, s’agissant de l’Ukraine, que la collecte en temps réel de preuves irréfutables était essentielle pour nourrir efficacement le dossier d’accusation dont, il en était certain, se saisirait un jour ou l’autre la justice internationale. Un pas important a déjà été franchi avec l’émission, par la Cour pénale internationale, d’un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova, sa commissaire aux « droits de l’enfant » (!), pour ce crime que constituent le kidnapping de dizaines de milliers d’enfants ukrainiens, leur déportation et leur russification forcée.


Alibis mensongers


Robert Badinter tenait à ce que la justice déconstruise définitivement les alibis mensongers mis en avant par le dictateur du Kremlin (comme le « génocide » soi-disant perpétré contre les Ukrainiens russophones, premiers bombardés et martyrisés par les troupes russes), ainsi que le révisionnisme et le négationnisme historiques parant l’invasion du prétexte de la « légitime défense ».

Dans leur livre, Robert Badinter et ses deux coauteurs retiennent trois chefs d’accusation contre Vladimir Poutine et ses complices. Le crime d’agression ou crime contre la paix qui consiste, au sens du traité de Rome, en une attaque délibérée contre un autre Etat. Ce « crime suprême » entraîne tous les autres : les crimes de guerre (comme les bombardements des populations civiles, des écoles, des hôpitaux, etc.) et les crimes contre l’humanité (dont, notamment, les viols de guerre comme arme de destruction massive).

Ils n’ont pas retenu le crime de génocide, qu’ils ont estimé insuffisamment avéré. Pour l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe, en revanche, la dimension génocidaire des atrocités commises contre la population ukrainienne doit être reconnue. Le beau livre de Philippe Sands, Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017) revient sur l’élaboration de ces catégories juridiques après la seconde guerre mondiale.

Dans leur ouvrage, les trois éminents juristes vont jusqu’à proposer un acte d’accusation rédigé en bonne et due forme. Reproduits en annexe, deux discours de Vladimir Poutine, commandant en chef des forces armées et, à ce titre, décideur suprême pénalement responsable, constituent des éléments à charge accablants.


Ignorance et complaisance


Robert Badinter faisait remarquer que les dictateurs mentent (ils ne sont pas les seuls…) : le régime russe, nous en sommes quotidiennement témoins, fabrique à l’échelle industrielle des contre-vérités massivement déversées sur les réseaux sociaux et les écrans à la botte du poutinisme. Mais il arrive qu’ils annoncent la couleur. Nous sommes, disait-il, trop habitués à ne tendre qu’une oreille distraite aux propos des responsables politiques.

Or, parfois, les autocrates dévoilent avec brutalité leurs intentions belliqueuses que, souvent, nous ne prenons pas suffisamment au sérieux. Nous avons, constatait-il non sans tristesse, fait longtemps preuve à l’égard du tyran d’une ignorance ou d’une bienveillance qui confinent à la complaisance. Vladimir Poutine. L’accusation est un réquisitoire implacable et un rappel à l’ordre bienvenu. Il dit l’espoir que justice soit faite.

A ceux qui observaient que juger Poutine semble peu réaliste, Robert Badinter répondait deux choses : il faut d’abord qu’il ne soit plus au pouvoir et, pour commencer, que l’Ukraine soit victorieuse. Il faut ensuite se souvenir que, si on avait dit à Göring en 1942 qu’il serait jugé moins de trois ans plus tard à Nüremberg, il aurait certainement ricané… Et puis, concluait-il, « la guerre n’est jamais aussi facile que le pensent ceux qui la lancent » (L’Express, 18 avril 2023).

Rester fidèles à ce dernier combat de Robert Badinter, c’est ne pas l’occulter comme l’a malencontreusement fait le président de la République. C’est renforcer notre engagement, en particulier militaire, aux côtés de l’Ukraine résistante. C’est répondre à l’appel de l’Union des Ukrainiens de France et, dans toute la France, marcher samedi 24 février pour la victoire de l’Ukraine qui entrera ce jour-là dans sa troisième année de guerre contre l’invasion généralisée lancée par le régime criminel de Vladimir Poutine.

Sophie Bouchet-Petersen, ancienne conseillère d’Etat, est secrétaire générale de l’association Ukraine CombArt, membre du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine.

Comments


bottom of page